QCM thomiste

Thierry-Dominique Humbrecht
Questionnaire à Choix Multiples à destination des apprentis thomistes sur la place de saint Thomas dans les milieux universitaires et les études de théologie. Où l’on voit qu’une option de vérité suscite une méthode, et réciproquement ; que tout ne s’accorde pas et qu’il faut aiguiser sa lucidité.

Voici quelques observations livrées à votre acribie autant qu’à votre expérience, qui sont autant de questions en attente de réponse. Thèse à discuter : Comparativement aux dernières décennies, vous en êtes les témoins autant que les acteurs, ce qui se rapporte à saint Thomas connaît un certain engouement (sans compter les célébrations du triple centenaire, 2023-2025), mais les difficultés apparaissent plus vives que jamais, les mêmes ou bien de nouvelles. L’opposition croît avec la sympathie. De deux façons : depuis l’extérieur, et aussi à l’intérieur.

 

1. Hors des cercles ecclésiaux

L’Université (philosophes, historiens) ne voit pas toujours d’un bon œil le rattachement à saint Thomas, s’il se veut d’appartenance, et plus encore de militance. Un tel rattachement fleure le catholicisme romain, l’orthodoxie intellectuelle, et tout simplement un marqueur affiché de vérité, en philosophie autant qu’en théologie, entre auteur de référence et prétention au réalisme. C’est devenu impensable, pour de multiples causes : généalogie des concepts, relativisme, ou bien franche idéologie antichrétienne. Comme le disait naguère Umberto Eco : « Thomas d’Aquin a le malheur d’être lu plus par des fans que par des historiens et, pour les trois quarts, ce qu’on écrit sur lui, au lieu de servir à rétablir des distances historiques, tend à les brouiller »[1].

Les philosophes médiévistes, par la force des choses presque les seuls à s’occuper de lui, disent voir Thomas comme un auteur parmi d’autres – mais y croient-ils eux-mêmes ? Leur pratique dément parfois leur théorie, tant ils y reviennent, au moins pour marquer la comparaison avec une autorité comme Thomas. Parmi les philosophes catholiques, certains préfèrent d’autres auteurs de référence ou d’autres écoles philosophiques, ou encore refusent à accorder à la philosophie tout critère de vérité, reporté sur la seule foi catholique et au mieux sur la théologie.

Dans le même temps, Thomas voit sa réputation grandir de sortir intact et autrement éclairé de certains débats contemporains de philosophie. Certains ne se gênent donc pas de le produire, s’ils ont fourni les preuves de leurs premières spécialités. Faut-il donc entendre et affronter les discontinuités établies par les méthodes universitaires, pour ne pas risquer d’être naïfs et de paraître tels ? Faudrait-il leur préférer les continuités, parfois constatées, souvent supposées, de certaines traditions thomistes, au nom d’une actualisation organique, à laquelle cependant aucun universitaire n’accorde plus de crédit autre qu’historique, et qu’il dépiste séance tenante ? Nul ne peut esquiver les mises à l’épreuve, pour voir ce qui résiste à la falsification.

 

2. Dans les cercles ecclésiaux

La prise de distance avec saint Thomas y est évidemment moins franche, plus diffuse, mais non moins inviscérée.

À l’extérieur d’un référentiel thomiste :

Mauvaise conscience par rapport à un docteur qui n’est plus commun que de nom pour la tradition de l’Église, mais seulement une référence parmi d’autres dans un jeu alternatif de schémas (malgré le rappel de Vatican II de pénétrer les mystères du salut par un travail spéculatif « avec saint Thomas pour maître »[2], et là on frôle l’inavouable) ; distance prise par rapport à une théologie de type rationnel ; et tout simplement, les générations passant, ignorance qui ne s’avoue pas telle. Mieux vaut alors dénigrer, parfois de manière comique. Dans ce contexte plutôt théologique, la philosophie demeure minorée, et de toute façon les thomistes boudés.

Il faut reconnaître toutefois que par exemple un front néo-scotiste de stricte observance se fait plutôt attendre, sinon désirer : la distance prise avec Thomas n’est donc pas l’abandon d’une scolastique au profit d’une autre. Même si, comme dirait Jacob Schmutz, malgré apparences et injonctions Scot l’a toujours emporté sur Thomas, y compris par imprégnation rétro-thomiste (Maritain le soupçonnait, dans sa maturité, pour sa propre contribution).

À l’intérieur des réseaux thomistes :

Entre ceux qui se réclament de saint Thomas, sont à craindre des durcissements progressifs, notamment sous forme de clivages à visages multiples. Chacun campe sur des positions qu’il pense globalisantes, mais qui risquent d’être davantage des morceaux de tradition ou des réflexes de famille, ou de simples angles morts en fait de rigueur historique préludant à l’étude de la doctrine. L’écoute et même la sympathie deviennent des conquêtes. Une inquiétude pourrait naître pour l’avenir. Avec parfois aussi des paradoxes de rattachement, chacun pouvant se rapprocher de ce qui s’éloigne le plus de ce à quoi il croit, pas toujours de façon dominée. Il n’est pas facile de maîtriser l’extérieur autant que l’intérieur. Saint Thomas, qui devrait rassembler, divise. Faut-il donc s’ignorer, ou bien se rencontrer ?

 

3. Que faire ? Réponses au choix

a- Tout arrêter, par manque de courage, mettre saint Thomas sous le boisseau et se replier, pour ne pas déplaire, sur la température moyenne de la théologie courante, à la fois sympathique, à peu près catholique, pluraliste et même éclectique, c’est-à-dire méthodologiquement à base d’opinions et non de volonté scientifique ; donc théologie invertébrée, encore plus manifeste en morale qu’en dogme, lorsque les autorités apprises ne suffisent pas à affûter son jugement. On en voit navré les effets sur les clercs, jeunes et moins jeunes, tant en pastorale que pour les prises de parole théologiques, lorsque par exemple il leur devient difficile de distinguer et d’articuler l’objectif et le subjectif. Ils sont parfois les premiers à s’en plaindre, mais s’aperçoivent aussi que pour eux, sortis du cycle des études, c’est presque trop tard. En philosophie, Thomas aura sa place, rien que celle d’un grand auteur, intègre mais au compte-gouttes.

b- Se contenter d’enseigner les débutants, pour les nourrir et les former, en quelque sorte à l’arrière (les communautés elles-mêmes, ou diverses institutions, et leurs besoins), mais sans plus se mouiller de monter au front (le débat, tant universitaire ou ecclésial que sociétal). Ce repli peut correspondre au fait de privilégier l’oral (l’enseignement en interne) en éliminant l’écrit (les publications scientifiques, qui désignent leurs auteurs et prennent des risques). Ainsi provoquait néanmoins ses adversaires l’insolent jeune Thomas : « Si quelqu’un n’est pas d’accord avec moi, au lieu de caqueter devant des gamins, qu’il écrive un livre, et qu’il le publie, s’il l’ose ! »[3]. Face à un tel défi, il y a de quoi y réfléchir à deux fois…

c- Au contraire, faire ce que l’on à faire sans se troubler, de façon solitaire et quelque peu hautaine, façon « que le meilleur gagne », surplomb universitaire ou corporatiste au secours d’une préférence doctrinale. Certains choisissent cette voie, indifférents aux commentaires, sûrs de leur contribution, au pire même s’ils savent qu’ils ne seront reçus qu’après leur mort... Mais qui maîtrise sa réception posthume, entre piédestal de la gloire et poubelle de l’oubli ?

d- Accepter d’être un maillon d’une chaîne, l’acteur d’un rattachement à une école plutôt qu’à telle autre, ou bien un indispensable traducteur ou recenseur, etc. Modestie bienfaisante, parfois excessive, qui peut conduire à s’effacer à l’excès, et à manquer de magnanimité. Au mieux, cela implique de participer à une institution, tant l’union fait la force. Mais les institutions peuvent se poser les mêmes questions d’étroitesse ou de générosité que les individus, disons d’instinct grégaire.

e- Affronter les questions actuelles, ouvrir un dialogue entre Thomas et la science, l’éthique, la métaphysique, l’anthropologie, etc. C’est évidemment la part la plus novatrice, ou plutôt apparemment telle, car un thomisme actualisé et ainsi confronté peut aussi être considéré, par des témoins extérieurs, comme une néoscolastique mise au goût du jour (le thomisme est de nouveau censé répondre à tout). Cela ne va pas sans courage, mais aussi non sans candeur. Une rigueur méthodologique plus vive que jamais s’impose, à la fois historique, doctrinale, philosophique, sans compter une compétence scientifique sans laquelle le dialogue avec la science fleure l’amateurisme.

 

4. Moralité

À la vérité, on se prend à hésiter, d’autant que cette industrie dévore du temps et même toute une vie, sans assurance de convaincre. Cela peut aussi faire reculer les meilleurs. On voit des personnes très douées marquer un pas de recul, et des « tâcherons » (comme disait à son propre propos, il y a trente ans, Rémi Brague – lui seul pouvait se le permettre), aller au charbon à leur place. En outre, les meilleurs au plan intellectuel ne sont pas toujours les plus courageux, et peuvent préférer une carrière bordée par ce qu’il est possible de dire à l’audace de ce qu’eux-mêmes considèrent comme nécessaire…

 

5. Un élément de réponse

Le progrès doctrinal, surtout théologique mais aussi philosophique, passe entre deux eaux. Entre Thomas d’Aquin réduit à n’être qu’un auteur éminent parmi d’autres, et le thomisme revendiqué comme matrice universelle mais portée à la jalousie, mieux vaut reconnaître une double relation triangulaire : entre d’une part foi, travail théologique et usage de saint Thomas, et d’autre part entre réel à étudier, culture philosophique et recours à saint Thomas.

C’est ainsi que la foi chrétienne elle-même donne le ton aux problèmes qui se posent, et sollicite au mieux saint Thomas pour s’énoncer en des termes rigoureux et sapientiels, quitte à puiser dans la doctrine de Thomas des conséquences qu’il n’a pas thématisées ; en prenant garde toutefois de ne pas lui attribuer des choses qu’il n’a pas dites, par des artifices rétroactifs parfois intempestifs. De même, la recherche philosophique de la vérité requiert saint Thomas mais pas seulement ce qui relève de lui, ni même ce qui le prolonge. Le philosophe est alors maître de ses instruments et de son esprit d’invention, autant que lui-même est ensuite jugé sur son travail.

L’empreinte thomiste de la construction d’un problème pourra ainsi varier en intensité selon les sujets. Mieux que de présenter le thomisme comme une solution unique, ou au contraire comme l’un des termes d’une alternative à visage multiple, ou moins encore comme une vieillerie à railler et à abandonner, mieux vaut faire de lui un partenaire privilégié et donc déterminant, non exclusif, encore moins exclu. Mieux vaut emprunter les chemins d’un maître recommandé par l’Église, se former avec lui, et aller plus loin que lui lorsque c’est possible.

Il va trop souvent de saint Thomas comme d’un professeur d’Université avec lequel on s’inscrit en doctorat, alors que l’on se hâte de solliciter l’avis de tous les autres, qui ne sont pas concernés, pour faire avancer le travail qui devrait se faire avec lui. Fâcheuse incohérence.

 

6. Questions pour départager les ex æquo

  • Faut-il écouter son désir ou son (parfois unique) talent, ou bien les priorités édictées par d’autres, sachant que chacun voit l’urgence à sa porte, quand ce n’est pas à sa lucarne, et que le conseilleur ne sera pas le payeur ?
  • Que faut-il privilégier dans les études thomistes ? Faut-il même privilégier quoi que ce soit, ou bien rien, pour s’ouvrir à tout ?
  • Faut-il se contenter de sa propre tradition, ou bien chercher à en maîtriser plusieurs, et les confronter ? Ne parler que d’un lieu, ou chercher à les rapprocher ? Ne parler que d’une manière internaliste, ou bien se placer aussi d’un point de vue externaliste, c’est-à-dire du côté de ceux qui voient les choses différemment, et Thomas d’Aquin depuis leur balcon ?
  • Faut-il se flatter d’apporter du nouveau aux idées et même au thomisme, quand d’autres n’y voient que reprises ?
  • Faut-il préférer un saint Thomas toujours actuel, ou bien chercher à l’actualiser, et à chaque fois au nom de quels critères ? Est-ce le thomisme qui progresse, ou bien la théologie catholique grâce à lui ? Une tradition, fût-elle thomiste, est-elle reçue comme capable de recouvrir la doctrine commune par fécondité de ses principes ?
  • Faut-il en définitive se soucier du thomisme, ou bien plutôt de la théologie comme telle (ou de la philosophie) ? Quelque chose de la vérité se joue là, mais le paradoxe serait alors de prétendre ouvrir à un dépassement du thomisme par mode d’absorption, geste que par ailleurs on récuse chez d’autres…
  • Faut-il écrire et, si oui, viser les seuls débutants, ou bien les progressants, ou même plutôt les gens de science, qui sont à la fin les arbitres de tous les autres degrés de prestations ?
  • Faut-il donc seulement vulgariser, à quoi l’on est le plus souvent convié, s’il est vrai que seuls les livres universitaires de référence subsistent ?
  • Si plusieurs réponses sont légitimes, mais qu’elles ne sont pas compatibles, que faire, à part s’acheter une île dans le Pacifique, avec villa luxueuse, puis étendu sur la plage regarder le ciel ou l’océan turquoise, et fermer les yeux sur le monde ?
  1. Umberto Eco, Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin, 1956[1], 1970[2], Paris, PUF, 1993, préface à la deuxième édition, p. 9-10.

  2. Vatican II, Décret sur la formation des prêtres, Optatam totius, §16.

  3. Fin du De unitate intellectus contra Auerroistas, 5, éd. Léonine, t. 43, Roma, 1976, p. 314, l. 437-38. Cf. Thomas d’Aquin, Contre Averroès. L’unité de l’intellect contre les averroïstes, A. de Libera (éd. fr.), Paris, Flammarion, 1994, §120, p. 165.